Dans ce nouvel article nous proposons de découvrir un puissant outil pour revoir notre rapport à la causalité et son lien à l’approche systémique.
Est-ce que manger du pangolin peut causer une pandémie mondiale ? La causalité peut parfois mener à des amplifications de phénomènes contre-intuitifs, qu’on pourrait presque croire absurdes. Nous allons essayer de voir comment cela est possible.
Intuitivement, nous visualisons la causalité comme le lien entre une cause et son effet. C’est une conception tout à fait utile et pertinente permettant de prendre des décisions rapides et qui semblent appropriées sur le moment. Cependant, la causalité ne s’arrête pas là. Les conséquences deviennent à leur tour des causes et une réaction en chaîne peut avoir lieu.
Imaginons que je sois en voiture, pressé de me rendre quelque part. J’aperçois un ralentissement au niveau de la sortie que je veux prendre. Je décide alors d’être un peu malin et de doubler tout le monde avant de me rabattre au dernier moment dans la file de sortie.
Sur l’instant j’agis pour éviter une conséquence directe : éviter de perdre du temps dans la file d’attente. Je ne peux pas imaginer les conséquences secondaires que va provoquer mon action. Pourtant, malgré que je ne puisse pas le prévoir, ces conséquences existent bel et bien. En m’insérant dans la file, les voitures derrière moi se sont à leur tour retrouvées bloquées, accentuant alors le ralentissement.
Cette causalité qu’on peut dire “éloignée” échappe presque totalement à notre intuition (même si l’exemple des embouteillages peut sembler familier), elle est pourtant à l’origine de la plupart des phénomènes que l’on observe. Parfois cela se produit même avec des conséquences démesurées. On peut penser qu’un patient zéro de la maladie de covid19 qui aurait voulu manger du pangolin* pour son repas n’aurait probablement anticipé que cela puisse être à l’origine d’une pandémie…
Si l’enchaînement de causes et d’effets nous semble contre-intuitifs, ce n’est rien comparé au fait que les conséquences peuvent parfois devenir leur propre cause. On appelle ces phénomènes de rétroaction des “feedbacks” et ils apparaissent quand les liens causaux finissent par boucler.
C’est d’ailleurs le cas dans notre exemple. En prenant un peu de recul on remarque que l’accentuation du ralentissement (l’évènement “D”) est en fait exactement le même événement que celui qui nous a poussé à forcer le passage au début (l’évènement “A”). En prenant un peu de recul on peut donc supposer qu’un autre automobiliste prendra sûrement la même décision que nous, ce qui entretiendra l’embouteillage. On peut visualiser la situation sur un schéma pour voir la boucle apparaître plus clairement.
Cela semble plus simple avec le dessin mais le fait de parler en termes de “boucles” et de “feedback” n’est pas évident. Dans la pratique, on a tendance à voir uniquement les liens de causes à effets directs. On garde un point de vue linéaire et on tend à penser que les événements n’ont qu’une seule cause et qu’un seul effet. La réalité est souvent bien plus tordue, bien plus que dans notre exemple.
L’écriture en diagramme est une façon simple de représenter ce réseau de causes et d’effets. C’est un langage utile parce qu’il met en évidence la structure causale des situations. Les schémas qui les illustrent s’appellent des diagrammes causaux et ils sont utilisés pour détecter l’apparition de ces boucles de rétroaction. Il y en a deux types : les boucles amplificatrices et les boucles régulatrices.
Les boucles amplificatrices sont présentes lorsqu’un phénomène s’accentue. On entend parfois parler d’effet “boule de neige”, c’est exactement ça dont il s’agit : un phénomène s’accélère ou ses conséquences amènent leurs causes à s’amplifier. Les choses s’emballe exponentiellement. Par exemple, la croissance de la population[¹], la capitalisation d’un compte en banque à intérêts ou encore la croissance de l’exploitation des ressources naturelles[²] sont tous des phénomènes ayant subi des boucles amplificatrices. Les exemples pris sont tous des exemples de croissances, mais la description est exactement la même pour des décroissances exponentielles. Pour bien les repérer sur les diagrammes, on note un “R” au centre de la boucle pour renforcement (pour “Reinforcing loop”).
1] A gauche : “Évolution de la population mondiale entre 10000 av. J.-C. et 2000”
[2] A droite : “Émissions globales de carbone fossile par type de combustible, de 1800 à 2000.”
L’autre type de boucle qui peut apparaître spontanément lorsqu’on cherche à comprendre des liens de causalités éloignés sont les boucles régulatrices. On retrouve ces boucles dans tous les phénomènes de régulation, de stabilisation et de contrôle. Elles font souvent en sorte qu’un phénomène se maintienne dans le temps, qu’il reste à l’équilibre. Un exemple tout simple pour illustrer ces boucles : la satisfaction d’un besoin. Quand j’ai faim, je mange pour rééquilibrer mon niveau de satiété, mon organisme se maintient dans un état stable. On note sur les diagrammes un “B” pour les repérer (pour “Balancing loop”).
Revenons un petit peu à notre embouteillage. On voit bien avec le schéma qu’il s’agit d’un phénomène qui s’auto-alimente. Chaque fois qu’un individu cherche à forcer le passage, l’embouteillage empire, le risque de perdre du temps pour chacun augmente et plus de gens veulent passer de force. On reconnaît donc là une boucle amplificatrice.
Sur ce diagramme causale, on a aussi inscrit des “+” sur les flèches. Ils symbolisent la polarité des liens causaux qui apparaissent dans la boucle. Si une cause a tendance à accentuer un effet, on l’indique avec un “+”. Ce symbole décrit aussi le sens de variation entre les deux. Si on a un “+” alors le sens est le même pour la cause et pour l’effet, c’est-à-dire que si la cause diminue alors l’effet va aussi diminuer. A l’inverse, si une cause a tendance à réguler ou contrôler son effet, on notera un “-”. Le sens de variation associé est opposé donc si la cause diminue, l’effet augmente.
On peut remarquer quelque chose dans notre diagramme : on a une boucle amplificatrice (“R”) et des liens causaux qui sont tous positifs (“+”). Est-ce que c’est un hasard ? Certainement pas. En fait, c’est la combinaison des “+” et des “-” qui détermine si une boucle est amplificatrice ou régulatrice.
Dans notre exemple, on a 3 liens causaux. Si l’un d’entre eux avait porté un “-”, la boucle aurait été régulatrice car au total un effet en régule directement et indirectement les deux autres.
Par contre si deux d’entre eux avaient porté un “-”, la boucle aurait quand même été amplificatrice car réguler un effet régulateur revient à annuler son effet. On a donc bien “-” et “-” donne “+” comme on peut le voir sur le tableau ci-contre.
Si on devait résumer : on vient de voir que les liens de causalités pouvaient être éloignés et formaient parfois des boucles qui s’auto-géraient : des boucles de rétroactions. On a vu qu’il en existait deux types (amplificatrices et stabilisatrices) et qu’on pouvait les représenter à l’aide de diagrammes causaux.
Les structures causales qu’on représente en pratique sont toujours subjectives et situées. Elles sont liées à un contexte et inclues dans un environnement où d’autres facteurs ne sont pas pris en compte. C’est justement parce que les événements se produisent de façon continue qu’il nous faut définir des frontières (plus ou moins raisonnables) pour décrire ces structures.
Avec ces diagrammes, on a donc trouvé un langage pertinent pour décrire tout un tas de phénomènes qui existent à travers des structures causales. On peut aussi approcher ces phénomènes en termes de systèmes. Dans un système, plusieurs éléments interagissent ensemble pour former un tout. Un embouteillage peut être vu comme un système : des voitures, une route, un sens de la circulation, etc, se combinent pour former un embouteillage. On peut trouver une infinité d’autres exemples de systèmes : une ville, un organisme vivant, une famille, une entreprise, une routine… Recycler ce langage en diagrammes pour identifier des structures causales est donc très utile pour comprendre qualitativement le fonctionnement des systèmes et appréhender la complexité du monde.
Il faut bien faire attention toutefois à ne pas confondre “système” et “structure causale”. Les deux sont définis par un ensemble de choix subjectif de frontières mais l’idée de système est plus large, elle inclut le comportement qui émerge de sa structure, sa fonction, la définition de ses composants et son inclusion dans un environnement. L’approche systémique a donc ceci d’intéressant qu’elle permet de comprendre la causalité non plus seulement en termes d’événements mis bout à bout mais en termes de processus naissant et disparaissant.
Dans la suite des articles, on reviendra plus en profondeur sur cette notion de système. On reverra les propriétés qui les caractérisent et comment on les modélise. On verra aussi quelques-uns des archétypes de ces systèmes, leur fonctionnement et comment la compréhension de leur structure causale peut nous aider à agir sur ces systèmes.
* : L’exemple du pangolin est utilisé à titre purement symbolique, nous ne prétendons aucunement tenir une affirmation concernant l’origine de la pandémie.
Capucine Paboeuf, 2022
Merci à Nicolas pour la supervision, les échanges et les conseils.
Merci à Kristal, Samy, Maxime et Sarah pour les relectures et les retours.
Quelques références :
- The fifth discipline, Peter Senge
- Thinking in Systems, Donella Meadows
- Introduction to System Thinking, Daniel Kim
- Une introduction à l’approche systémique : appréhender la complexité, Aurore Cambien
- https://www.systemique.com/la-systemique/ecoles-de-pensee/causalite-systemique.html
- https://www.who.int/alliance-hpsr/resources/publications/Session_4_Causal_Loop_Diagram_Presentation_FV.pdf?ua=1