Les sociétés humaines telles qu’elles existent aujourd’hui sont le résultats d’un processus permanent de transformation ayant débuté avec l’apparition des premiers humains. En effet, l’organisation sociale, les technologies, ou les codes de communication ne sont pas directement codés dans nos gènes : au contraire, ils émergent de l’interaction entre humains et de la manière dont ces derniers apprennent les uns des autres [efn_note] Boyd, Robert, Peter J. Richerson, and Joseph Henrich. 2011. ‘The Cultural Niche: Why Social Learning Is Essential for Human Adaptation’. Proceedings of the National Academy of Sciences 108(Supplement 2): 10918–25.[/efn_note]. Il existe bien entendu de nombreuses manières d’étudier tous ces phénomènes, selon le but visé. Ce n’est bien sûr pas la même démarche qui permet de conclure si un fait historique a eu lieu ou non ; comment les élites d’une société particulière légitiment leur statut ; ou bien quelles ont été les causes de l’essor du capitalisme.
Nous parlerons ici d’une approche particulière des sciences sociales appelée « évolution culturelle », dont l’intention proclamée est de comprendre comment fonctionne ce processus lui-même par des outils associés au sciences de la nature. On peut introduire cette approche par une calcul simple : si un comportement se diffuse plus vite dans la population qu’un autre comportement concurrent, il est probable qu’il finisse par être adopté par tous. Par exemple, si dans un groupe il y a une fraction de cyclistes actifs qui motivent les autres à devenir cyclistes plus vite qu’eux-mêmes ne se découragent, on devrait s’attendre à avoir au bout du compte un groupe constitué uniquement de cyclistes. Tant que notre raisonnement relie la transmission d’une caractéristique (le fait de motiver d’autres personnes à faire du vélo) à la transformation d’un système vivant (le passage du groupe au vélo), il s’agit bien d’un raisonnement évolutionnaire [efn_note]Eirdosh, Dustin, and Susan Hanisch. 2020. ‘Teaching Evolution as an Interdisciplinary Science’. https://osf.io/u6rd5/ (June 15, 2020).[/efn_note].
En effet, un *trait* (le fait de faire du vélo ou non) est bien *hérité* entre individus (par l’imitation), ce qui permet à la *variation* dans la population (le fait qu’il y ait des cyclistes et des non cyclistes) de résulter en une *sélection* des traits les plus adaptés à l’environnement (par la transmission plus large du cyclisme). Ce processus, quoiqu’il ne résume pas à lui même la théorie évolutionnaire, est le mécanisme le plus connu par lequel le vivant génère des *formes* qui soient adaptatives – c’est à dire qui remplissent des *fonctions* spécifiques permettant à l’organisme porteur de répondre aux contraintes de son environnement local. Le fait que l’héritabilité en question soit culturelle plutôt que génétique ne disqualifie pas l’évolution culturelle comme « vrai » processus évolutionnaire [efn_note]Mesoudi, Alex. 2016. ‘Cultural Evolution: Integrating Psychology, Evolution and Culture’. Current Opinion in Psychology 7: 17–22.[/efn_note], et c’est donc un mode d’étude légitime de la fonction et de l’émergence des formes sociales.
Toutefois, le simple fait de dire que les traits les plus transmis finiront par dominer la population est en lui-même une évidence mathématique. L’apport de l’approche évolutionnaire réside plutôt dans la manière dont elle intègre conceptuellement les différents niveaux d’analyse possible de l’émergence d’un trait donné. Par exemple, on peut se pencher sur le cas du comportement de narration de contes [efn_note]Smith, Daniel et al. 2017. ‘Cooperation and the Evolution of Hunter-Gatherer Storytelling’. Nature Communications 8(1): 1–9.[/efn_note]. Il se trouve que les conteurs ont, dans les sociétés examinées par l’étude citée, un statut social élevé et sont donc en bonne position pour transmettre leurs compétences. De plus, les groupes dotés des meilleurs conteurs tendent à avoir de plus forts liens de coopération et sont donc en bonne position pour transmettre leurs normes sociales (par la croissance démographique, l’attraction de migrants, ou l’influence sociale).
Cette interaction entre échelles et modes de transmission est endémique en évolution culturelle. Il n’y a de fait aucune échelle privilégiée d’analyse : on admet généralement que la génétique humaine est aussi influencé par la culture que l’inverse[efn_note]O’Brien, Michael J., and Kevin N. Laland. 2012. ‘Genes, Culture, and Agriculture: An Example of Human Niche Construction’. Current Anthropology 53(4): 434–70.[/efn_note] ; que l’alphabet a la forme qu’il a parce qu’elle facilite la tâche au regard humain [efn_note]Morin, Olivier. 2018. ‘Spontaneous Emergence of Legibility in Writing Systems: The Case of Orientation Anisotropy’. Cognitive Science 42(2): 664–77.[/efn_note] ; que l’évolution des technologies efficaces au cours du temps est permise par la tendance humaine à imiter en priorité les meilleurs artisans [efn_note]Boyd, Robert, Peter J. Richerson, and Joseph Henrich. 2013. ‘The Cultural Evolution of Technology: Facts and Theories’.[/efn_note] ; et que l’État a émergé à cause de la meilleure capacité des sociétés étatiques à contrôler des territoires, des populations, et des réseaux économiques vis à vis des sociétés non-étatiques [efn_note]Turchin, Peter. 2010. ‘Warfare and the Evolution of Social Complexity: A Multilevel-Selection Approach’. Structure and Dynamics 4(3). https://escholarship.org/uc/item/7j11945r (June 20, 2020).[/efn_note]. Cette absence de focalisation sur un type d’explication particulier fait de l’évolution culturelle une science très pragmatique, où l’analyse de données et le test de modèles prédictifs est généralement la manière privilégiée de trancher entre des hypothèses concurrentes.
Qui plus est, l’approche mathématisée et transculturelle de l’évolution culturelle lui permet de facilement s’intégrer à des projets de transformation proactive des sociétés humaines. Par exemple, on connaît certaines conditions à l’émergence d’une coopération efficace au sein d’un groupe : l’existence d’un mandat ou de frontières claires pour le groupe, l’accord de tous sur des normes régulant les comportements, la capacité de répondre de manière proportionnée à des transgressions de ces normes [efn_note]Wilson, David Sloan, Elinor Ostrom, and Michael E. Cox. 2013. ‘Generalizing the Core Design Principles for the Efficacy of Groups’. Journal of Economic Behavior & Organization 90: S21–32.[/efn_note]. Le projet PROSOCIAL s’attache sur la base de ces travaux à construire des institutions favorables à l’émergence de la coopération dans différents contextes. On peut bien sûr étendre une telle démarche à d’autres résultats de l’évolution culturelle, par exemple sur les conditions favorisant l’adaptation culturelle [efn_note]Derex, Maxime, and Robert Boyd. 2016. ‘Partial Connectivity Increases Cultural Accumulation within Groups’. Proceedings of the National Academy of Sciences 113(11): 2982–87.[/efn_note] ou l’émergence de classes sociales polarisées [efn_note]Guénin–Carlut, Avel. 2020. ‘Beyond State – Drafting a Prospective Anthropology’. https://osf.io/ehqjs/ (March 9, 2020).[/efn_note].
On peut donc retenir que l’évolution culturelle se distingue dans le champ des sciences sociales par son ancrage fort dans les méthodes des sciences du vivant, et par son accent sur la manière dont la transmission culturelle forme les sociétés humaines. Bien qu’elle propose certains résultats nouveaux, il s’agit surtout d’une démarche de synthèse de résultats préexistants autour des concepts de l’évolution. En l’absence de financements ou de département académiques dédiés, elle se développe surtout par la décision de chercheur.e.s en sciences sociales d’intégrer des concepts évolutionnaires à leur travail. Il ne serait donc pas très judicieux de penser que l’évolution culturelle est en compétition avec le reste des sciences sociales, ni que sa réussite traduise autre chose qu’un patient travail de convergence venant de toutes les disciplines impliquées.
Avel Guénin-Carlut, 2020
Remerciement aux membres du collectif Kairos Cliodynamics pour leur relecture