Le 14 Juillet 1789, trois mois après la réunion des Etats Généraux l’insurrection populaire ayant embrasée Paris prend la Bastille, mettant un coup final au règne de Louis XVI. Aurais-t-on pu le prédire ? Aurais-t-on pu l’éviter ? L’Histoire en fin de compte est-elle prédictible ?
Loin d’être des fantasmes de cliodynamiciens, il existe des réponses à ces questions : Non pas vraiment, peut-être et en général non. Cependant, nous pouvons esquisser l’ampleur de notre ignorance, et elle n’est pas totale, loin de là.
En 1991, paraît un livre majeur dans l’étude des révolutions «
Revolutions and Rebellions in the Early Modern World », son auteur Jack Goldstone, y développe la théorie structurelle démographique. Partant d’une compréhension qualitative des révolutions et des rébellions par les conditions dans lesquelles elles émergent, il va développer un modèle quantitatif permettant de les mesurer.
L’étude des révolutions a mis en avant cinq ingrédients nécessaires au cocktail révolutionnaire : Une élite morcelée, une fiscalité de l’état en crise, de mauvaises conditions de vie couplées à un sentiment d’injustice, un moyen de convergence (bouc émissaire, religion) et une absence d’intervention externe. La dernière cause étant presque automatiquement remplie dans les grandes puissances et le moyen de convergence émergeant souvent dans le contexte pré- révolutionnaire, Goldstone va s’attacher à comprendre la simultanéité entre la division des élites, l’insolvabilité de l’état et la dégradation des conditions de vie.
Le modèle
A la frontière des approches classiques en sociologie historique, son modèle contient trois axes majeurs : écologique, économique et sociale. L’idée fondatrice est que la croissance démographique à tous les échelons de la société – le peuple, les élites et les corps intermédiaires- va mettre en tension les institutions, créer de la compétition au seins leurs niches économiques respectives et former métaphoriquement des fissures et des pressions sur la « structure » de la société qui vont se cumuler jusqu’à atteindre la rupture de l’Etat et de l’ordre social. Les mécanismes économiques à l’oeuvre sont complexes et varient en fonction des zones et des époques mais le processus dans sa globalité reste le même.
La croissance démographique paysanne commence par diminuer le nombre d’âcre par paysan, même si de la main d’oeuvre supplémentaire permet marginalement une augmentation de la production et des salaires, celle-ci est largement compensée par l’augmentation du prix du blé et des loyers, en raison d’une plus grande demande pour une offre presque constante. La variation progressive des prix du blé transforme le paysage économique en mettant simultanément une pression croissante sur les dépenses de l’Etat, qui achète du blé en masse. Mais aussi en dilatant les classes sociales, permettant au sein d’une même classe à certains de s’enrichir et à d’autres de s’appauvrir ce qui génère une forte mobilité sociale venant tour à tour grossir et diversifier les rangs des élites grâce aux rendements de leurs propriétés et leurs divers investissements.
Cependant cet âge d’or de la mobilité ascendante n’est que de courte durée, une partie des élites se retrouve bientôt marginalisée par la croissance démographique dans leurs rangs, la division des terres, l’augmentation des prix des bureaux en ville et la diminution du nombre de positions qui leur permettrait de maintenir leur statut. Ainsi on assiste à une forte augmentation des inégalités verticales, entre les classes sociales, les pauvres s’appauvrissent et les riches s’enrichissent, mais aussi horizontale à l’intérieur des classes sociales, paysans sans terre et élite sans position.
En fait, c’est même pire que cela puisse que le phénomène de création des groupes marginaux est non-linéaire, c’est à dire que les causes ne sont pas proportionnées aux conséquences ! Un exemple : Imaginez une croissance démographique de 30% au cours d’un siècle sur une population initiale de 100 personnes, à la fin du siècle elles seront donc 130. Seulement supposons que les conditions ne permettent qu’à 90 d’entres elles d’obtenir une position adéquate à leur statut, au début du siècle 10 personnes sont donc marginalisées, à la fin du siècle elles seront 40, soit une croissance de 300% du groupe marginal pour une croissance démographique de 30% ! Même si l’on suppose une expansion dans le nombre de positions de 20% au cours du siècle, c’est à dire 108, le groupe marginal est composé de 22 personnes, soient plus d’un doublement de la taille au bout d’un siècle.
Ce processus ne s’arrête pas à des contractions localisées de l’économie. Les élites sous pressions, afin de maintenir leur statut et en profitant de l’augmentation démographique chez les paysans augmentent les loyers menant à une plus forte pression sur le corps agraire alors rajeuni par la croissance démographique et que les conditions incitent à migrer vers les villes.
La croissance démographique n’épargnant pas les villes sur lesquels planent la surpopulation renforcé par la migration des ruraux. S’entassent alors dans les villes des élites déchues et la jeunesse d’un peuple précarisé, ce qui vaut pour les paysans en campagne vaut également pour les travailleurs en ville, le terreau est alors fertile à la mobilisation et l’ordre social fragilisé. L’Etat étant dans l’incapacité économique et politique d’y apporter des solutions. La division des élites accompagnée de divisions politiques et de contraintes économiques le rendent inopérant. Toute réforme des impôts est alors perçue comme injuste ou inefficace, tout les corps de la société étant déjà sous pression. Ce qui auparavant aurait été simplement une mauvaise année de récolte peut dès lors se transformer en crise politique majeure.
On notera que le modèle en vient à des conclusions étonnantes aux regards des théories populaires sur les instabilités politiques, les problèmes adviennent bien avant que la limite de production agraire soit atteinte comme le suggérait Malthus, en raison de la contraction en amont de l’économie et les instabilités n’apparaissent pas non plus lorsque la mobilité sociale est faible et les classes sociales cristallisées mais au contraire lorsqu’elle est élevé.
Cette description que nous propose Goldstone est une vision organique et fractale de la crise politique, différents corps de la société et différentes échelles interagissant et renforçant mutuellement leurs dynamiques. La structure du système façonne son comportement et provoque l’émergence de crises.
Le diagnostic
Jusque là nous avons présenté qualitativement la théorie structurelle démographique de Goldstone, cependant ce dernier va plus loin et nous propose un diagnostic quantitatif afin de mesurer la fragilité structurelle des sociétés. Pour cela il construit un indice dont on peut comprendre la construction sur la dynamique de la théorie illustrée sur la Figure 3, la croissance démographique a lieu dans toute la société, ce qui in fine va augmenter, la propension des groupes marginaux, augmentant le « potentiel de mobilisation », les élites marginalisées et l’Etat incapacité créant des conditions d’instabilités politiques dont il va synthétiser la mesure dans une quantité, le Political Stress Indicator : « psi, ψ ».
F_E étant la « détresse fiscale » de l’état, qu’il quantifie souvent par sa solvabilité, E_mc la compétition et la mobilité sociale chez les élites, souvent mesuré par le nombre d’inscriptions à l’université et MMP, le potentiel de mobilisation de masse qui est une combinaison du rapport entre les loyers et salaires réels, la pyramide des âges et la croissance urbaine. L’effet de cette dernière est un peu plus complexe qu’il n’y parait, rigoureusement il faudrait prendre en compte le ratio entre le contrôle régalien et la capacité de l’état à réguler les conflits, mais comme une telle mesure est impossible à faire dans les sociétés agraires, Goldstone prend le parti de ne garder que l’urbanisation dans la mesure où elle contribue au potentiel de mobilisation et non directement aux instabilités.
Il faut comprendre le modèle de Goldstone comme la description d’une suite d’événements qui se prolongent dans le temps, la croissance démographique est lente et s’accompagne de phénomènes sociologiques comme la substitution d’une partie des anciennes élites par de nouvelles et le rajeunissement de la population. La fonction psi nous permet de cartographier les moment où les pressions sont les plus importantes, et à même de provoquer une crise sociétale sans pour autant en prescrire la forme ; une révolution, une rébellion, des révoltes localisés où d’autres formes d’instabilités politique.
La révolution française
Un exemple d’application de la théorie structurelle-démographique est la révolution française, dans le chapitre dédié de « Revolution and Rebellion in the Early Modern World », Goldstone analyse la période 1650-1850 de l’Histoire de France en apportant des éléments historiques, économétriques et sociologiques pour corroborer son analyse.
En 1680, la France de Louis XIV, connait une phase de déclin démographique dû à plusieurs mauvaises années de récoltes et une forte incidence d’épidémie, créant des conditions économiques favorables pour les vivants, hausses des salaires et diminution du prix du blé. cette tendance va s’inverser sous Louis XV au début du 18e siècle, le nombre de français est alors de 20 millions.
La démographie au 18e siècle connait une forte expansion, on compte 28 millions d’âmes à la fin du siècle, avec une légère stagnation sur les dernières décennies en partie dû aux mauvaises récoltes précédent la révolution. Dans le même temps le nombre de nobles double et la production agraire augmente 20% soit environ 2/3 de l’augmentation démographique, créant alors de l’inflation. L’augmentation consécutive des prix du blé puis des loyers, crée des opportunités qui amènent certains à s’enrichir et à d’autres de s’appauvrir, autant parmi les élites que parmi le reste de la population. Après cette phase longue de quelques années, les effets cumulés du flux de mobilité sociale ascendante et descendante change le paysage des élites.
Dans le même temps, l’industrie et les villes connaissent un essor très important, cependant contrairement à l’Angleterre, la France échoue à adapter son système de taxes, renforçant ainsi les fragilités pré-existantes. De sorte qu’à l’aube de la révolution, les finances de l’état sont dans un état désastreux malgré une industrie florissante, prisent en étaux entre la baisse des revenus et l’augmentation des dépenses, éliminant la marge qui servait d’accoutumée à financer la dette. Alors que le nombre d’élites et de nobles sont à leur paroxysme, fort de la croissance démographique, de leur faible mortalité et de la mobilité sociale, les tensions sont croissantes. Les hausses de loyers rattrapant celles des prix et le nombre de positions dans le clergé, l’armée et les villes permettant de maintenir un statut se font de plus en plus rare grossissant la population en marge de la société.
Toutefois il faut noter qu’il y a de fortes disparités locales dans le développement des zones urbaines, rurales et entre les régions. Le Nord subit la crise de plein fouet quand la Brittany (l’ouest), ne connait que peu de conflits entre son système économique et la croissance démographique.
A l’image d’un ballon trop gonflé, toutes les strates de la société sont alors sous tension et la multiplication des conflits locaux menace de se propager. Cette situation de tension est présente à tous les niveaux de la société, à l’intérieur des familles de nobles, entre la noblesse des villes et celles des provinces, entre les propriétaires et les paysans, autant dans les zones rurales qu’urbaines… Cette accumulation de fractures sociales, couplées à la série de mauvaises récoltes qui survient durant la décennie 1780 vont créer les conditions dans lesquelles ont pu germer la série d’événements ayant menés à la révolution.
L’histoire ne s’arrête pas là. Les événements politiques ayant accompagnés la révolution se soldant par une série de réformes du système de taxe et des privilèges ainsi qu’une expansion des services publics à travers l’administration et l’armée, permettent de diminuer la pression.
Ces réformes permettant à la fois d’élargir le nombre de positions disponibles, et de remettre à flot les finances de l’Etat.
La structure de fonctionnement de la société n’a pourtant que peu changé et ces événements ne font que préfigurer la seconde période crise qui traversa l’Europe à la moitié du XIX siècle. C’est d’ailleurs souvent le cas et il semble que les sociétés agraires aient tendance à périodiquement générer ce type de crise sur des périodes de 150 ans entrecoupées par des crises mineures avec une périodicité plus faible. L’existence de ces cycles est mal documenté par Goldstone mais expliqué dans des travaux ultérieurs par Peter Turchin et Sergey Nefedov sous le nom de « Secular Cycles ». Dans la version de Golsdtone cependant, les crises ne sont pas inéluctables, si la société parvient à se réformer et ainsi modérer la croissance de la fonction psi ou si la répartition régionales des instabilités n’est pas propice à une subversion globale de l’Etat. Par exemple dans le cas de la révolution française ce sont les instabilités du nord du pays qui ont prédominées sur l’avènement de la révolution.
Conclusion
La série de travaux menés par Jack Goldstone constitue aujourd’hui la ressource théorique la plus fiable pour prédire les révolutions et l’avènement d’instabilités politiques. Les recherches sur le sujet continuent notamment au sein du Political Instability Task Force (PITF), un programme de recherche financé par le gouvernement américain visant à faire de la prospective sur les instabilités politiques dans le monde.
En mettant en jeu plusieurs processus économiques et sociaux, la théorie structurelle démographique (SDT) dresse le décor révolutionnaire et explique comment un événement pourtant soudain peut prendre son sens dans une série de processus qui eux ne le sont pas. A l’image d’un séisme dont on ne peut prédire la venue, nous pouvons cartographier l’ensemble des pressions créant les conditions propices à la rupture.
Certains d’entre-vous auront peut-être remarqué l’absence d’un élément proéminent dans les théories révolutionnaires : l’idéologie. Elle n’est pourtant pas absente de la SDT. Le rôle de l’idéologie peut-être compris en deux temps, son émergence, souvent concomitante à l’accumulation de pressions sur la structure sociale et le moment où elle devient active, durant la période d’instabilités et son après. En effet, l’existence d’une idéologie semble importante dans la révolution mais pas nécessairement son contenu dans la mesure où celle-ci naît dans la subversion. En revanche, le contenu semble de première importance dans la période post-instabilités pour déterminer ce qui sortira de la révolution ou des réformes.
En définitif, la théorie structurelle démographique ne cherche pas à donner une explication scientifique, linéaire de l’Histoire. Au contraire, elle nous permet de visualiser la scène, la toile de fond sur laquelle elle prend forme, situer les grands événements, les grands Hommes et leurs actions dans un grand ensemble narratif incluant l’économie, l’écologie, la géographie et la sociologie, embrassant l’interaction complexe entre les facteurs humains et inhumains qui façonnent l’Histoire.
Nicolas Salerno, 2021
Remerciement à Avel et au collectif Kairos Cliodynamics pour leur relecture
Cette réflexion s appuyant sur le passé, on la retrouve évidemment aujourd’hui .
la classe politique créé un fosse avec les riches et les pauvres et cela depuis la nuit des temps.
La richesse n’est pas répartie équitablement.
le capitalisme et la mondialisation sera le précurseur d un embrasement sociale…
réflexion intelligente on peut prédire les guerres…
[…] Dans l’article précédent, nous avons vu comment la théorie structurelle-démographique de Jack Goldstone, peut permettre de comprendre la genèse d’instabilités politiques dans les sociétés pré-modernes en étudiant les liens entre croissance démographique, compétition des élites et fiscalités de l’Etat. […]
L’exemple non-linéaire en début de démonstration est pourtant tout ce qu’il y de de plus linéaire…
« Un exemple : Imaginez une croissance démographique de 30%…de la taille au bout d’un siècle. »
Il manque un sujet et un verbe:
« La croissance démographique n’épargnant pas les villes sur lesquels planent la surpopulation renforcer par la migration des ruraux. »
Pourquoi? (non-démontré)
» L’Etat étant dans l’incapacité économique »
Pas clair non plus par quel mécanisme ni quel effet:
« (la mobilité sociale) mais au contraire lorsqu’elle est élevé. » par l’augmentation des loyers?
On pourrait imaginer qu’il existe des crises rigides et cassantes et d’autres qui brassent.
Je ne suis pas convaincu par les arguments de Goldstone mais donc par son score assez simpliste. La fiscalité de l’état ne sert pas les mêmes intérêts dans une cité/république que dans une royauté, ne serait-ce que ça.
En tout cas, la discipline promet!
Merci de votre commentaire !
Pour répondre à votre premier point, le cas est bien non-linéaire à cause d’un effet de seuil, la taille du groupe marginale n’augmentent pas linéairement avec la population, sa taille est 0 lorsque r1r2. Avec r1 le rayon du cercle correspondant à la taille de la population et r2 au nombre de positions disponibles. Cependant, si on ne considère en effet que le moment du dépassement, et pour un nombre de positions fixées, on a bien que la surface au groupe marginal augmente avec le carré de la population (la non-linarité est plus prononcée encore en fonction du temps, la croissance de la population étant généralement exponentielle !).
Je n’ai en effet pas détaillé l’ensemble des mécanismes , Goldstone fait en grande partie ce travail dans livre. Concernant la mobilité, elle est élevée à ce moment là car (selon cette théorie, en tout cas), elle crée une rente supplémentaire pour les petits propriétaires.
La théorie ne fait pas de prescription sur la forme de la crise, elle peut en effet aboutir à une série de réformes ou à une révolution, elle permet seulement de cartographier la fragilité de la structure sociale. A noter qu’elle ne prédit pas toutes les instabilités politiques, seulement celles issues des paramètres qu’elles considèrent. On peut imaginer qu’il existe d’autres sources de fragilisation qui prendraient leur source dans des conflits ethniques, religieux, régionaux ou encore des transformations sociétales (comme l’urbanisation, la révolution industrielle.).