L’Histoire n’est certainement pas cyclique, est-elle pourtant vierge de récurrence ? L’idée de cycle est depuis longtemps inscrite dans le débat historique, de nombreux auteurs ont tenté de mettre en évidence leurs existences. Des cycles économiques et hégémoniques de Kondratiev aux cycles dynastiques d’Ibn Khaldun, si il est clair que l’Histoire ne se répète pas, il l’est beaucoup moins qu’elle ne contient aucun élément récurrent. Mais encore faut-il pouvoir le montrer.
Dans l’article précédent, nous avons vu comment la théorie structurelle-démographique de Jack Goldstone, peut permettre de comprendre la genèse d’instabilités politiques dans les sociétés pré-modernes en étudiant les liens entre croissance démographique, compétition des élites et fiscalités de l’Etat.
La population commence par croître, cette croissance finit par entraîner une montée des prix qui génère une mobilité sociale accrue. Cette mobilité ascendante et la reproduction naturelle viennent grossir les rangs des élites, provoquant alors une compétition au sein de leur niche économique résultant en l’augmentation de la mobilité sociale descendante et la croissance exponentielle des groupes marginaux d’élites déchues. La compétition participe à augmenter les loyers et diminuer les salaires des classes populaires, celles-ci alors précarisées et exploitées, migrent vers les villes en espérant trouver de meilleures conditions mais finissent par grossir les rangs des citadins dont la situation n’est guère plus enviable. Ce nouveau décor est alors le théâtre d’instabilités politiques grandissantes, dont les acteurs urbains mêlent chômeurs, immigrés des campagnes et élites déchues.
On voit alors comment, dans une société pourtant stable, la croissance démographique peut mettre en tension la structure sociale, la rendant vulnérable aux divers chocs et générer des instabilités politiques. Cependant les instabilités ne s’éternisent pas et la paix finit par revenir, mais pour combien de temps ? C’est la question qu’ont cherché à adresser Peter Turchin et Sergey Nefedov dans leurs travaux sur la théorie structurelle démographique ; les instabilités politiques décrites par Goldstone peuvent-elles être cycliques ?
La dynamique
Le modèle des Secular Cycles de Turchin et Nefedov décrit dans leur livre éponyme reprend la théorie élaborée par Goldstone avec une idée maîtresse : Considérer la croissance démographique et la capacité de la société à soutenir cette population, la « carrying capacity » ou capacité de production, comme faisant partie la dynamique du système. On se rappelle que dans la vision de Goldstone la croissance démographique est prise comme un fait préexistant au modèle dont on évalue les conséquences. Ici, la croissance démographique et la capacité de production ne sont plus externes mais sont impactées par la situation sociale et politique. Autrement dit, les instabilités politiques ne sont plus une fin mais l’un des maillons venant fermer la boucle d’une chaîne de causalité en agissant comme régulateur démographique et agraire.
Leur modèle se décline en deux phases majeures l’intégration de la société –stabilité à l’instabilité – et désintégration – d’instabilités à la stabilité– au cours desquels ont lieux divers processus :
Le rôle des instabilités politiques
Les instabilités politiques sont une source d’insécurité, allant de la hausse de la criminalité et des rixes politiques à la guerre civile. Celles-ci, selon Turchin et Nefedov, peuvent réduire la portion des terres cultivables en établissant des zones de non-droit et induire une baisse de la natalité en dégradant le contexte social. On observe toutefois que les régulateurs démographiques ne sont pas nécessairement les mêmes chez les élites et le peuple. Si les élites jouissent d’une mortalité plus faible face aux épidémies, ils sont souvent la cible de morts violentes durant la phase de désintégration.
De plus, la relative faiblesse de l’Etat et de l’unité de la société durant la désintégration favorise les annexions de l’extérieur et la défaite des conquêtes entreprises, fragilisant un peu plus l’économie déjà vacillante et réduisant un peu plus la portion des terres cultivables.
A contrario, la probabilité de succès lors de campagnes militaires externes est plus importante durant la phase d’intégration. Elles permettent alors l’augmentation de la capacité de production. Les conditions démographiques favorables de la phase d’intégration créent aussi des conditions propices aux innovations pouvant à leur tour augmenter la capacité de production.
Les nouveaux rôles des processus économiques et sociaux
La haute mortalité du peuple durant la crise va accélérer la désintégration du corps des élites ce qui peut résulter en une exploitation accrue des survivants. Cette exploitation, bien qu’elle améliore la production sur le court terme, peut lui nuire sur le long terme en dégradant les conditions de vie, ce qui impacte alors négativement le taux de natalité.
On peut voir une telle dynamique dans le cas de l’Egypte des Mamelouks durant la peste noire. Alors que la plupart des nations ont vu leur productivité s’écrouler et ne se rétablir que des siècles plus tard, l’oppression des Mamelouks a permis de conserver une productivité semblable à la période d’avant peste au prix d’une exploitation renforcée du peuple. Le prix de cette résilience est que le système égyptien est resté « coincé » dans cette dynamique jusqu’à la conquête Ottomane de 1517. Créant les conditions d’un équilibre vicieux auto-entretenu, l’absence de regain démographique causant le maintien de l’exploitation maintenant à son tour le faible taux de natalité. A noter toutefois que la mobilité sociale de l’Egypte Mamelouk est très différente de celles de l’Occident de l’époque, elle est donc en dehors du cadre de la théorie structurelle- démographique mais peut être comprise grâce aux travaux d’Ibn Khaldun sur les dynasties arabes.
Enfin, l’une des différences majeures entre la dynamique dépeinte par Goldstone et celle proposée par Turchin et Nefedov est la présence d’une non-linéarité entre l’augmentation de la population et l’augmentation des prix. Le premier prédit des prix croissant proportionnellement à la population tandis que pour les seconds, ils augmentent tout d’abord peu, puis rapidement ( d’où la non-linéarité) lorsque la population approche la capacité de production. Ce qui peut intuitivement se comprendre, s’il y a du blé en abondance pour tout le monde, il n’y a pas de déséquilibre immédiat entre offre et demande et donc d’impact sur les prix, en revanche dès lors que les stocks commencent à manquer les prix augmentent brutalement. Jack Goldstone lui- même reconnaîtra cet effet comme un manquement de sa théorie dans la préface de l’édition 2017 de Revolution & Rebellion in the Early Modern World.
Les cycles
Les phases du cycle
Les cycles séculaires sont constitués de multiples tendances dans l’évolution des variables de la théorie que l’on peut découper en deux grandes phases, Intégration et Désintégration, chacune contenant deux sous-phases.
La phase de croissance caractérisée par une tendance à la croissance démographique de la population, des prix stables, de l’innovation avec une expansion de la capacité de production C’est en général le moment des conquêtes réussies.
La phase de stagflation (stagnation + inflation) correspondant au moment où la population atteint la capacité de production. Cette phase est marquée par un changement de régime dans l’augmentation rapide des prix, la mobilité sociale ascendante et l’expansion du nombre d’élites. C’est l’âge d’or pour les élites.
La crise, marquée par un renversement des tendances précédentes. Les rangs saturés des élites créent des conditions de compétition et une partition importante du groupes, l’exploitation, les loyers et l’occurrence des épidémies augmentent. La structure sociale est fragile, la fréquence des conflits élevée, c’est également le moment où la fréquence des invasions peut augmenter.
La phase de dépression ou inter-cycle marque la fin du cycle, les instabilités se poursuivent mais ont tendance à diminuer consécutivement à la diminution du nombre d’élites , la population oscille dû au lent renversement des conditions laissées par la crise. Cette phase est également le moment où le système peut radicalement changer (ou pas), entraînant la répétition (ou non) du cycle. Ex : Fin du servage en France et en Angleterre et son apparition en Prusse et en Pologne à l’issue de la peste. On appelle ce type de moment bifurcation dans l’étude des systèmes dynamiques.
Des cycles apériodiques ?
La théorie structurelle-démographique postule que les conditions de vie du peuple (au travers de leur nombre en rapport à la capacité de production), la surproduction des élites, l’état et les instabilités politiques sont part d’un système dynamique. Cette conception implique qu’ils s’influencent entre eux et que le changement de l’une des variables induit un changement dans les autres, la théorie nous aide à comprendre comment se produit ce changement. Turchin et Nefedov ont étendu cette théorie en développant l’idée que l’interaction entre ses quantités pouvait aboutir à un comportement cyclique du système.
Ces cycles sont un peu particuliers dans la mesure où ils n’ont pas de périodicités temporelles au sens strict. Cette particularité trouve son origine dans trois sources internes, externes et l’existence d’un cycle dans le cycle.
- Interne tout d’abord de part les processus non-linéaires (dont l’évolution peut-être très rapide et irrégulière !), comme la propagation des épidémies, la croissance des groupes marginaux chez les élites ou encore l’augmentation des prix.
- Externe, de part les guerres, le climat et l’apparition d’épidémies, toutes pouvant venir renforcer, minorer ou supprimer dans les cas les plus extrêmes des phases du cycle.
- Il semble exister un cycle bi-générationnel aux instabilités, dont les causes sont encore mal comprise – oublie des violences, propagation des idéologies radicales ou encore autre chose ? – Il est cependant possible de comprendre leur dynamique avec les cycles séculaires. Environ tout les 50 ans, des pics d’instabilités apparaissent et ils peuvent être plus ou moins important en fonction de la phase du cycle dans laquelle ils se manifestent, voir disparaître pendant la phase de croissance. Ce couplage peut amortir, exacerber, accélérer ou ralentir des phases du cycle séculaire.
Ainsi on parle moins de cycle au sens temporel, bien qu’ils aient une période moyenne entre 150 et 300 ans, que de cycle au sens dynamique. C’est-à-dire que les différentes phases se répètent dans un ordre déterminé sans nécessairement que leur durée ou ampleur exacte soit prédictible.
On peut penser aux cycles séculaires de la même manière qu’aux cycles des saisons. Chacune à des températures typiques, une durée moyenne, elles s’enchainent toujours dans le même ordre. Cependant, la date de transition entre deux saisons est toujours arbitraire et leur durée et leur température peut changer en fonction des endroits et d’année en année.
Exemple de la France des Valois-Bourbons
Dans leur livre Secular Cycles, Peter Turchin et Sergey Nefedov, proposent plusieurs cas d’étude de cycles dont celui de la France des Valois, 1450-1660.
La France de 1450, mesure environ 280 000 km^2 et porte 10 millions d’habitants dont 1.5% de nobles. Sa superficie et sa production ont presque doublé entre 1400 et 1500 par la reconquête des territoires du nord et de l’ouest perdus en 1360 et 1420.
La vie française d’alors se vit largement dans les campagnes et quelques fois dans les villes. Les salaires sont « hauts » comparativement à leur niveau durant le reste du cycle car ils sont en baisse continue jusqu’en 1600.
Dès 1520, on voit la démographie changer de régime au profit d’une croissance plus lente , la capacité de production commence à stagner entrainant une forte mobilité sociale par la variation des prix et la baisse des salaires, les conditions favorables se concentre alors dans les rangs des élites : c’est la stagflation. Ce régime de stagnation pour le peuple et de croissance pour les élites va se poursuivre jusqu’en 1570 ou le nombre de nobles approche les 3% alors que dans le même temps la stagnation démographique fait entrer la France dans une phase de crise.
La crise de 1570-1600 est marquée les guerres de religions, une diminution de la démographie et une augmentation des conflits intra-élites si l’on s’en fit à la fréquence des duels. La période 1550-1650, nous permet d’observer les deux cycles portant sur les instabilités, l’un avec une période de l’ordre de deux générations et l’autre avec la période d’un cycle séculaire de l’ordre de 200 à 300 ans.
Les conditions instables laissées par la crise, s’enracinent, le pays s’engage alors dans une période de dépression. De 1600 à 1660 vont s’alterner courtes périodes de croissance et courtes période de déclins, ponctuées par des instabilités qui connaissent un maximum avec la Fronde de 1648 qui aura un rôle décisif dans la consolidation du corps des élites autour de l’Etat et la fin des conflits. Il y a des disparités régionales et toutes les régions ne suivent pas simultanément le cycle séculaire, le sud par exemple semble avoir une avance de vingt ans durant ce cycle, les tendances nationales semblent cependant cohérentes.
La période de dépression finis sous Louis XIV laissant place à un contexte de relative paix où peuvent se conjuguer temporairement hausse des salaires et croissance démographique, dressant le décor d’une histoire dont on connaît la suite.
Conclusion
Il existe un certain nombre de régularités dans la manière dont évolue les conditions de vies de la population, les élites, le rôle de l’État et les instabilités politiques dans les sociétés pré-modernes. L’évolution de ces variables est caractérisée par un continuum de tendance interdépendante sans frontière claire mais à l’ordre déterminé. Ces interactions complexes semblent s’inscrire dans une dynamique générale décrite par la théorie structurelle-démographique à partir de laquelle on peut développer des modèles particuliers pour différents cas d’études. Turchin et Nefedov ont étendu cette théorie et cherché à montrer que cette dynamique peut produire des cycles dont la période peut varier entre 200 et 300 ans.
L’idée qu’il existe des cycles séculaires peut contribuer à créer de la connaissance sur l’histoire des sociétés sans constituer pour autant une vérité absolue mais en s’inscrivant comme une partie des nombreux processus pouvant œuvrer à tisser la toile historique.
Le modèle des cycles séculaires à toutefois de nombreuses limites. Tout d’abord, quant aux sociétés étudiées où les conditions particulières d’organisation et de mobilité sociale peuvent rendre difficile ou impossible une analyse à l’aide de la théorie structurelle-démographique, on peut penser aux Ottomans dont les conditions de reproduction sociale reposent sur la primogénité ou aux Mamelouks où elle est même absente. Toutes deux court-circuitent la dynamique des élites qui est l’une des pierres angulaires de l’analyse.
La théorie rencontre aussi des limites pratiques. Les mesures des variables essentielles comme la démographie, la compétition des élites, les prix, la capacité de production, la fiscalité de l’Etat et les instabilités sont généralement mesurées par des proxies (autres quantités que l’on suppose corrélées à la quantité d’intérêt), par exemple une ville ou un village comme représentatif d’une région ou une quantité annexe comme le nombre de prétendant à l’université pour la démographie des élites. Hélas, la qualité des proxies disponibles a tendance à se dégrader à mesure que l’on remonte dans le temps,
Cependant, si les données historiques sont plus rares à mesure que l’on remonte dans le temps, elles sont aujourd’hui abondantes, il serait donc très intéressant d’avoir un modèle qui puisse s’appliquer aux sociétés contemporaines. C’est l’objet du troisième article de cette série qui présente les travaux de Peter Turchin dans son livre Age of Discord, où il élabore un modèle basé sur la théorie structurelle-démographique pour prédire les instabilités politiques dans les Etats-Unis contemporains.
Nicolas Salerno, 2021
Remerciement à Jeanne, Avel et Capucine pour leur relecture