Le concept d’événement est d’usage commun. Nous l’utilisons pour parler de l’occurrence d’une situation particulière à un endroit ou un moment donné. On parle ainsi d’un heureux événement pour une naissance, d’un événement culturel pour un festival, d’un triste événement pour un décès. Au-delà de son usage commun, c’est aussi une notion clé en sciences humaines et sociales, comme en histoire où l’étude des événements et leurs conséquences cristallisent une grande partie des débats. Ou encore en physique lorsqu’on parle d’horizon des événements aux abords d’un trou noir.
La notion d’événement recouvre ainsi des phénomènes très distincts, caractérisés parfois par leur singularité comme en histoire, ou simplement pour décrire une occurrence dans l’espace-temps comme en cosmologie. Le tout en conservant une forme d’ambiguÏté dans l’usage commun, une naissance est à la fois une singularité, mais aussi un événement banal, rarement surprenant.
Caractériser un événement dépend ainsi du point de vue que l’on adopte. Il est vraisemblable que la peste noire ou le couronnement de Louis XIV ne fasse pas office d’événement si l’on s’intéresse à l’évolution du nombre de portes dans les maisons ou l’anatomie des citoyens. On pourrait s’accorder sur le fait que des éléments sont plus notables que d’autres. Toutefois, cela resterait un accord « entre nous » et non une prescription ontologique sur une condition fondamentale du réel.
L’évaluation d’un événement comme tel, dépend de sa propension à affecter la partie du monde sur lequel nous portons notre attention. C’est-à-dire des catégories dont nous faisons usage pour nous représenter le monde en portant notre intérêt sur certaines choses plutôt que d’autres (pour reprendre des concepts que nous avions discutés dans un article précédent). Évaluer qu’une chose constitue un événement dépend aussi de nos attentes, de la propension d’une chose observée à suivre une tendance attendue. Cette attente peut être un prolongement d’une tendance existante, ou, dans le cadre scientifique, issue d’un modèle. Dans ce cas, elle traduit la croyance en une explication causale, et donc de propriétés et de relations, qui lorsqu’elles ont été manipulées au sein d’un modèle nous amène à nourrir ces attentes.
On peut ainsi comprendre l’aspect surprenant d’un événement comme quelque chose de relatif à la manière dont nous envisageons les choses. Si l’on est en mesure de l’anticiper grâce aux catégories que nous avions, alors la rupture et la singularité qu’il incarne semble d’un sens moins fort que si nous n’avions pas pu l’anticiper du tout.
Comprendre l’occurrence des événements, en particulier des plus surprenants, est un enjeu majeur pour nos activités humaines car cela fonde notre capacité à prédire et à anticiper les choses, et donc potentiellement à nous y préparer. C’est aussi un enjeu crucial pour définir nos ambitions scientifiques. Les sciences permettent-elles de tout prédire, ou au contraire sommes-nous condamnés dans certains cas à des constatations a posteriori ?
Relations et émergence des propriétés
Ces deux sens de la « surprise » comme disruption prévisible et imprévisible, inhérents à la notion d’événement trouvent un écho dans les différentes méthodes que nous employons dans les sciences.
En physique par exemple, nous définissons des quantités d’intérêts (observables) et décrivons les relations entre elles (équations), ce qui a pour conséquence de générer a priori un ensemble d’états possibles (espace des phases). Ainsi, pour peu que l’on arrive à isoler de façon suffisante le domaine d’étude pour n’y inclure que les phénomènes et propriétés décrites, tout ce qui s’y produit est entièrement réductible à la description proposée (contenu dans l’espace des possibles).
Cette approche repose alors sur la permanence de cet espace des possibles sur l’échelle d’observation pour faire des prédictions. L’état ultérieur se trouve alors dans cet espace et est relié aux états antérieurs par des trajectoires. Ainsi, on peut a priori cartographier l’ensemble des états possibles d’un pendule si l’on suppose que son intégrité physique est maintenue au cours de la mesure et que seules comptent les propriétés décrites (sa vitesse, sa position, sa masse, etc.) ces conditions nécessitent souvent des efforts afin d’être réalisées, qui se traduisent par l’organisation d’un environnement adapté à étudier un phénomène précis. Considérons un exemple plus en détail.
Supposons que nous souhaitions étudier la distribution de boules de billard dans deux cas ; l’un où il est joué par des initiés du jeu, le second où il est joué par des personnes cherchant uniquement à rentrer les boules dans les trous, que nous appellerons non-initiés. Dans le premier cas, nous verrons que les boules noires et blanches seront rentrées en dernier, avec donc un mouvement biaisé pour tenter de rentrer certaines boules plutôt que d’autres. Dans le second cas, nous ne verrions pas ce biais, les boules seront toutes frappées indistinctement de leur coloration (rayée ou pleine, blanche ou noir). Ainsi, si l’on s’intéresse aux mouvements, en choisissant de faire jouer des initiés ou non au jeu, on amène la propriété « coloration » à jouer un rôle actif (ou non) sur le mouvement des boules. Si l’on veut exclure cette propriété de la dynamique, il faut alors contrôler (exclure) les éléments conduisant à l’émergence de cette propriété, ici les initiés.
Cet exemple met en évidence le fait que le réel, par défaut, n’est pas vide. Il y a toujours des initiés et non-initiés en présence. En conséquence, il ne correspond pas au monde abstrait et idéal de nos théories ou seules certaines propriétés se manifestent. Au contraire, il est le résultat d’une interaction continue entre des phénomènes, où les propriétés des objets émergent de leur mise en relation avec d’autres objets (observateur·s, autres éléments). En somme, les choses se meuvent pour des raisons ou d’autres, et nous cherchons à les isoler afin de mettre en avant le rôle de certaines propriétés. Pour l’exemple du billard, en excluant les initiés de la situation, on rend ineffectif le rôle de la propriété rayée ou pleine sur la distribution des boules. Cela implique cependant de contraindre la situation étudiée en sélectionnant le type de joueur en fonction du processus (des propriétés) qui nous intéresse.
Faire une mesure revient donc à porter notre attention sur certains aspects de la situation plutôt que d’autres, ce qui se traduit par une forme de cécité au regard de certaines différences.
Cette forme de cécité choisie, est traduite par le concept de catégorie d’intérêt, comme des groupes d’éléments au sein desquels la substitution ne fait pas de différence. Identifier certaines boules comme rayées revient à considérer comme distinctes ces dernières d’autres boules (non-rayées) mais également à les considérer comme équivalentes entre elles, du moins tant qu’une autre catégorie n’a pas été ajoutée (comme leur numéro). En s’intéressant uniquement à la position des boules sur le billard et non à leurs couleurs, le non-initié ne verra pas la différence si l’on permute deux boules de couleurs différentes. Ce qui ne serait pas le cas pour le joueur initié pour lequel, si cette substitution concernait une boule rayée et une boule pleine cela pourrait faire une différence importante.
Ainsi, deux choses sont équivalentes et donc substituables car leurs différences sont, d’un certain point de vue, considérées comme négligeables. Cette cécité est nécessaire dans la mesure où notre capacité d’attention est limitée, ce qui implique qu’elle soit sélective. La notion de catégorie d’intérêt est par ailleurs fortement liée à celle de symétrie en physique, comme nous le développions dans un article précédent.
Le rôle du contrôle expérimental est alors de faire correspondre les catégories avec lesquelles nous décrivons la situation en contraignant le réseau des propriétés exprimées. À s’assurer que ce que les différences que l’on a négligées peuvent l’être effectivement sur le processus qui nous intéresse. De cette façon, nous cherchons à faire coïncider un ensemble des possibles théoriques avec l’ensemble des possibles expérimentaux.
Cette mise en adéquation vise donc à rendre déterminantes certaines propriétés partagées par les éléments de la situation. Nous pouvons les nommer propriétés génériques, comme le suggère Maël Montevil (Montevil 2019a). La coïncidence entre notre représentation de la situation et la situation réelle peut alors être assurée de deux façons, soit en élargissant le spectre des propriétés considérées par la théorie, soit en contraignant la situation de sorte à ce que ne soient exprimées que les propriétés décrites théoriquement.
On peut alors comprendre l’efficacité des prédictions en physique, par la capacité des physiciens à limiter les propriétés exprimées par les éléments dans les situations qui les intéressent aux propriétés considérées par la théorie. Cela est permis par le fait de pouvoir créer des dispositifs expérimentaux pour ces situations d’une part, comme la physique des particules par exemple. Où d’autre part, par la relative stabilité des situations étudiées sur l’échelle d’observation, l’émergence de propriétés nouvelles ayant alors lieu sur un temps beaucoup plus long que celui-ci, comme en astrophysique. En somme, la régulation de l’émergence de nouvelles propriétés dans la situation d’intérêt est donnée ou induite.
Si on peut dire qu’il y a des événements en physique, la surprise (au sens fort) en est absente, dans la mesure où les nouveautés préexistent déjà dans le modèle, même si leur probabilité d’occurrence peut être faible. Les observations étant le produit de propriétés définissant un espace des possibles a priori contenant la totalité des états futurs possibles. L’absence de surprise ne tient donc qu’à notre capacité à maîtriser le réseau de relations que l’on souhaite étudier. Si cela semble raisonnable dans le cas des objets inertes étudiés par la physique, cela est loin d’être garanti pour les situations étudiées en biologie et a fortiori en sciences sociales.
En effet en biologie, il est beaucoup plus difficile de contrôler les situations de sorte à ne rendre effectives que « certaines » propriétés. C’est par exemple le cas dans l’évolution des espèces, où un nouveau trait peut conduire à l’émergence d’une nouvelle propriété lors de sa mise en relation avec des circonstances spécifiques comme la configuration de l’environnement à ce moment-là, et constituer un avantage reproductif. Cela semble alors interdire toutes prédictions a priori de l’évolution. Tout se passe comme si l’environnement « interprétait » l’apparition de ce trait et que les conditions de cette interprétation ne pouvaient être reconstituées qu’a posteriori. Cette propriété émergeant de la création d’une nouvelle relation peut-être appelée une propriété spécifique. (Montevil 2019a).
Ces dernières tendent à jouer un rôle plus important dans les situations non-contrôlées, car leur émergence est plus fréquente que dans les situations où seuls des objets choisis sont mis en relation en vue d’étudier un ensemble de propriétés qu’ils partagent. Pour transposer l’exemple du billard à la biologie, tout se passerait comme si la table était disposée à en extérieur, permettant à de nouveaux joueurs, initiés ou non de s’inviter dans la partie.
L’émergence de nouvelles propriétés rendant les descriptions a priori caduques est également un enjeu majeur en sciences sociales. Cela peut être appréhendé dans des situations aussi simples que le remplissage d’un questionnaire.
Imaginez que vous remplissiez un questionnaire qui permet d’évaluer votre personnalité par un ensemble de questions. À la fin du questionnaire, en fonction de vos réponses, vous êtes rangé dans l’une des catégories disponibles (A,B,C, ou D). Supposons maintenant qu’un ensemble de personnes ayant fait ce test prennent une décision. S’il est possible de prédire la décision qu’elles prendront en fonction de la catégorie dans laquelle le test les a rangé, alors on dira qu’elles partagent une propriété lors de cette prise de décision et que celle-ci est bien décrite par les catégories du questionnaire. A contrario, si la décision n’est pas déterminée par ces catégories, alors on dira que c’est une autre propriété distinctive qui a déterminé la décision. L’intervention de nouveaux éléments dans la prise de décision a conduit à différencier les éléments au sein des catégories : à mettre en valeur une ou plusieurs nouvelles propriétés.
Il est toutefois possible de reclasser les individus au sein de nouvelles catégories en fonction de la décision qu’ils ont prise. On peut alors rendre compte a posteriori de cet événement (la décision). Cela est tout à fait possible a posteriori, mais sans possibilité de comprendre ou limiter le réseau des relations présentes, la conclusion n’aurait pas de portée générale.
Autrement dit, on ne peut pas prédire d’états postérieurs car on ne peut se reposer sur un ensemble stable de propriétés. C’est-à-dire considérer des propriétés comme déterminantes d’un ensemble d’individus qui permettraient d’omettre leurs différences au regard d’un processus donné. La manifestation d’une nouvelle propriété différencie les pré-possibilités et celles évaluées après coup (post-possibilités). Cela limite notamment la pertinence de l’usage des statistiques en sciences sociales et en biologie. Agrandir un échantillon en y ajoutant des éléments partageant des propriétés similaires afin de rendre marginales les propriétés qui les distinguent sur le processus étudié ne peut fonctionner que si ces propriétés distinctives ne sont pas déterminantes sur ce processus. Comme dans le cas de l’évolution des espèces, où l’histoire singulière d’un organisme peut faire la différence, malgré ces similarités avec d’autres organismes.
Les méthodes de mesures en biologie tiennent compte de cela et mettent en place une série de dispositifs afin d’éviter l’émergence de nouvelles propriétés distinctives (Montevil 2019b). Par exemple, si l’on souhaite s’intéresser aux symptômes d’une maladie sur un ensemble d’organismes, on peut chercher à contrôler leur histoire évolutive ou généalogique, leur alimentation ou leur environnement de développement. De cette façon, si l’on observe des similarités symptomatiques entre eux (et non avec un groupe de contrôle), nous pourrons dire qu’elles dépendent de propriétés rendues communes. A contrario, si un organisme manifeste un symptôme particulier, on en conclura que cela est dû à l’expression d’une propriété spécifique émergeant de la mise en relation entre cet organisme et les autres éléments de la situation (la maladie…). Nous pourrions aussi comprendre cela au travers de la transposition de résultats d’essais cliniques des rats aux humains. Si le partage de certaines propriétés permet en effet d’en retrouver certains, il arrive que les différences entre les deux organismes importent et conduisent à obtenir des résultats distincts.
* Le partage de certaines de ces propriétés permet à la systématique de définir des catégories comme l’espèce, le clade, le taxon. Comme tout organisme est pourtant différent, cela nécessite de définir une référence comme un individu conservé au Museum d’histoire naturelle pour une espèce, par exemple. De la même manière que l’on définissait le mètre (et donc toute distance mesuré en mètres) jusqu’en 2019, grâce à la longueur d’un prototype conservé par le Bureau international des poids et mesures à Sèvre.
Les stratégies de mesures et les dispositifs mis en place dépendent bien entendu des propriétés (expression des gènes, par exemple) que nous souhaitons rendre déterminante pour le processus que nous étudions (l’infection). Ces stratégies ont cependant un coût : plus on homogénéise l’échantillon pour éviter la manifestation de propriétés distinctives, plus on rend reproductible l’expérience, plus on perd en généralité en s’éloignant des situations non-contrôlées, où les propriétés distinctives peuvent être déterminantes. L’émergence de propriétés spécifiques constitue donc des événements de notre point de vue, dont nous pouvons essayer de réguler l’occurrence afin de décrire des régularités. En outre, il peut y avoir des événements (au sens fort) en biologie : des nouveautés “nouvelles” irréductibles aux possibilités considérées antérieurement.
La possibilité de l’écriture symbolique
Le rôle joué par les propriétés distinctives (propriétés spécifiques) émergentes en biologie constitue une rupture épistémologique avec la physique, qui repose sur l’existence et le maintien de certaines propriétés et de l’exclusion d’autres pour définir et manipuler ses quantités. En physique, nous faisons régulièrement usage de symboles pour représenter des objets pourtant distincts si l’on considère l’ensemble de leurs propriétés possibles. Cela repose sur le fait qu’ils partagent, dans une situation, des propriétés communes qui sont déterminantes, de la même manière qu’un mot permet de mettre dans une même catégorie, un ensemble de choses pourtant très distinctes mais pouvant être considérées comme substituables en situation. On nomme « chaise » un ensemble d’objets très différents qui pourtant partagent (fréquemment) la propriété de pouvoir s’y asseoir, substituer une chaise à une autre peut changer le confort mais probablement pas la possibilité de s’y asseoir. Pour peu que nous soyons peu exigeants, deux objets représentés par la catégorie chaise seront alors équivalents et leurs différences seront négligeables.
D’une certaine façon, on peut dire que contrôler les propriétés émergeant dans une situation revient à renforcer l’adéquation entre le mot et la chose. Une chaise sera perçue différemment par l’artisan la fabriquant que par un écolier. Rendre déterminant sur son usage le fait qu’elle soit uniquement considérée comme un objet pour s’asseoir nécessite d’exclure de la situation les acteurs en faisant un usage distinct (ici l’artisan, pour qui c’est une marchandise plutôt qu’un objet fonctionnel). Se faisant, on rend la propriété « s’asseoir » définitive de la notion de chaise et déterminante dans les phénomènes qui se produisent. Stabiliser les propriétés exprimées et donc les acteurs en jeu (produisant des relations) permet de renforcer l’adéquation entre la situation réelle et les catégories que nous utilisons pour la représenter, souvent sous forme de symboles ou de mots).
On peut alors comprendre l’origine de la « déraisonnable efficacité des mathématiques » en physique, par la capacité à réguler les propriétés déterminantes pour les processus qu’elles étudient dans des situations pourtant très distinctes. Cela permet alors de rendre comparables ces situations au regard de ce processus et d’utiliser une grammaire commune pour les décrire. On peut alors reproduire un résultat théorique à deux endroits distincts pour peu que l’on reconstitue le dispositif expérimental visant à limiter les propriétés résultant de la différence entre ces deux endroits pour ne conserver que les propriétés communes décrites par la théorie avec les mathématiques.
Cette efficacité a par ailleurs conduit à penser qu’il serait souhaitable (et possible) de déterminer des propriétés qui soient explicatives en toutes circonstances. Ceci en omettant que leurs expressions ne tenaient qu’à la limitation d’autres propriétés et donc à un environnement contrôlé. On trouve les tenants de telles ambitions dans des domaines divers et leurs approches sont souvent caractérisées par une conception réductionniste, marquée par la volonté d’expliquer un phénomène par des propriétés universelles, tenues pour fondamentales et positivistes en essayant d’appliquer de façon systématique les méthodes la physique au-delà de leur domaine.
Ces approches* semblent hélas condamnées par avance, de par l’impossibilité de reconstituer les modalités de stabilité et de contrôle propres aux situations inertes étudiées par la physique. Sans régulation, pas de limitation des propriétés en jeu et pas de possibilité de formuler des catégories a priori qui soient explicatives et par conséquent pas des mathématiques. Reste alors la possibilité de formuler des descriptions particulières, à l’aide du langage commun.
Organiser une activité scientifique pour les situations dont nous ne pouvons contrôler les relations implique de composer avec la présence de l’émergence de propriétés spécifiques. Cela signifie développer de nouvelles méthodes pouvant tirer profit à la fois de description quantitative et qualitative, et incluant la possibilité de composer avec ces nouveautés « nouvelles ».
Des événements à l’abduction
Permettre à la méthode scientifique de composer avec ces « nouveautés nouvelles » nécessite de revoir les bases cartésiennes qui sont à son fondement. Pour Descartes, la seule source de notre connaissance est la raison, car elle nous permet de révéler l’ordre réel des choses par-delà les apparences. Dans cette conception, les nouveautés sont des nuisances camouflant une organisation sous-jacente qu’il faut percer à jour. Inclure ces dernières dans l’activité normale de la science revient donc à refuser la prémisse d’un ordre sous-jacent. Le réel n’est plus d’un naturel ordonné peuplé de nuisances, il est peuplé tout court.
Choisir ce qui entre ou sort de notre vision en exerçant un contrôle ne consiste pas à rendre sa pureté au réel mais à effectuer le choix partiel de porter notre intérêt sur certaines propriétés plutôt que d’autres.
Ce changement de conception métaphysique nous conduit à amender la méthode hypothético-déductive dans laquelle on formule un ensemble d’hypothèses dont nous déduisons des conséquences, notamment grâce aux mathématiques. Toutes les conséquences déduites étant a priori déjà contenues dans les hypothèses, elles ne permettent donc pas l’inclusion de nouveautés. La méthode hypothético-déductive semble toutefois bien adaptée aux situations contrôlées dont on peut fournir une description des éléments pertinents a priori puis déduire ce que produira leur interaction en connaissant les relations entre eux et les propriétés génériques qu’elles définissent. D’où l’efficacité de cette méthode en physique et ses succès relatifs en sciences humaines et sociales.
Afin d’ouvrir la pratique scientifique aux situations ouvertes et à l’incursion d’éléments nouveaux, il nous faut donc introduire la possibilité méthodologique d’introduire des nouveautés. Si l’induction et la déduction consistaient à faire des pas en arrière et des pas en avant, il nous faut introduire un moyen de faire des « pas de côté ».
Cette idée de « pas de côté » dans la notion d’abduction est développée notamment par les pragmatistes dans le processus d’enquête. Ces derniers se sont intéressés aux manières d’amender nos habitudes d’actions lors de la manifestation de conséquences nouvelles. Cela grâce à un processus d’amendement et de recherche qu’ils nomment l’enquête. L’enquête consiste à produire une nouvelle habitude à partir de la précédente en inventant de nouvelles manières de faire, afin de composer avec les nouvelles conséquences. Ainsi, les acteurs sont amenés à faire preuve d’abduction lors de l’enquête afin d’imaginer des séquences d’actions nouvelles permettant de satisfaire aux enjeux précédents et de composer avec les nouvelles conséquences.
Au regard de l’histoire des sciences, la pratique de l’abduction ne semble toutefois pas une innovation. En effet, on peut voir les moments de sciences révolutionnaires décrits par Thomas Kuhn, où de nouveaux paradigmes émergent pour assimiler les anomalies accumulées par les théories précédentes au sein d’un nouveau cadre, des moments où les scientifiques font de l’abduction.
En ce sens, introduire cette pratique dans la méthode scientifique n’est donc pas très subversif, cela revient simplement à nommer et à organiser une chose déjà présente en amendant le couple induction-déduction au profit du trio induction-déduction-abduction. En pratique, cela revient à considérer la possibilité de changer de manière situationnelle de modèle, de ne pas céder aux velléités unificatrices populaires en physique et de ne pas réifier une représentation. « Tous les modèles sont faux mais certains sont utiles » disait George Box.
** Ces approches linguistiques, telles que les nomme Giuseppe Longo dans son livre le Cauchemar de Prométhée sont présentes dans de nombreux domaines. En mathématiques, avec la crise des fondements où il était envisagé de s’émanciper de la subjectivité relative aux choix des axiomes au profit d’un formalisme auto-consistant. Jusqu’à ce que Gödel montre que cela conduisait à une aberration avec son fameux théorème. En biologie, avec le tout génétique cherchant à expliquer la manière dont le développement d’un organisme est déterminé par ses gènes, occultant le rôle de l’épigénétique et de la relation entre l’organisme et son environnement. En informatique, avec l’intelligence artificielle, calculant et ordonnant une quantité gargantuesque de données mais incapable de faire sens des multiples régularités émergentes, faute de contexte.
Conclusion
Si ce changement méthodologique n’a rien de très subversif par lui-même, il a pourtant un impact important sur notre manière d’envisager certaines pratiques scientifiques. Il nous invite à adopter une certaine souplesse afin de composer avec la nouveauté, ne pas nous accrocher à des théories préexistantes en les confondant avec la réalité. Il nous pousse à rompre avec la dualité théorie-expérience en situant la pertinence de nos descriptions théoriques à des situations expérimentales spécifiques.
Comme le pointe habillement John Dewey dans son ouvrage Expérience et Nature ;
« Il s’agit de montrer que les problèmes de l’épistémologie moderne, avec ses doctrines rivales, partagées entre le matérialisme et le spiritualisme, ses théories réalistes et idéalistes représentationnelles […] ont pour unique origine le dogme qui se refuse à attribuer une dimension temporelle à la réalité en tant que telle. » Expérience et Nature, Chap 4, p 145, traduction de Joëlle Zask
Autrement dit, ces conceptions, en se concentrant sur la description d’entités universellement stables et dissociées du reste du monde, partagent un refus de considérer que des nouveautés puissent advenir.
Changer la focale des objets à leur relation et considérer les propriétés comme émergeant de ces dernières plutôt que comme des caractéristiques inhérentes aux objets, nous conduit à adopter une épistémologie relationnelle. Dans cette conception, la connaissance consiste à relier des propriétés aux réseaux de relations qui permettent leur émergence, au détriment de la recherche d’une ontologie véritable, faite de propriétés fondamentales. Le monde est alors constitué de choses (réelles, intersubjectives), ayant des propriétés (relationnelles) que l’on représente par des catégories (observationnelles, projectives).
La conception relationnelle des sciences permet de tisser une continuité entre la physique, la biologie et les sciences humaines et sociales. Plus largement, elle nous permet de comprendre l’activité scientifique au travers de sa capacité à sélectionner la manifestation de certaines propriétés par rapport à un certain point de vue, en régulant l’ouverture de la situation étudiée.
S’intéresser aux différentes situations par le fait qu’elles soient a priori ouvertes et soumises aux changements a pour conséquence de mettre en lumière les présupposés de la physique et leurs influences sur notre conception de la pratique des sciences. Cette dernière reposant sur la mise en adéquation entre la description théorique et une situation expérimentale est cruciale pour assurer la cohérence entre les symboles et ce qu’ils représentent.
La question de l’ouverture et donc de la rupture avec une telle possibilité de contrôle apparaît alors comme centrale pour discuter de la capacité de la physique à appréhender les systèmes complexes. Si les événements – au sens faible – semble compatible avec une certaine conception de l’émergence familière de la physique, les événements – au sens fort – semblent quant à eux traduire une autre forme d’émergence, plus difficile à appréhender car modifiant de l’extérieur le domaine des possibles. Saisir cette différence phénoménologique est crucial pour nous émanciper de l’usage systématique de certaines méthodes et instituer de nouvelles pratiques comme l’abduction.
Au-delà des questions purement théoriques, l’enjeu est de taille. L’émergence de propriétés nouvelles -spécifiques- apparaît comme une conséquence directe du fait que le réel est continu. C’est-à-dire qu’il est impossible d’isoler absolument et durablement un système. L’incursion d’éléments nouveaux contribue au tissage perpétuel de nouvelles relations menant à l’expression de nouvelles propriétés. Ces nouvelles propriétés ont pour effet de contaminer les régularités et donc à rendre les catégories qui permettaient de les décrire de moins en moins explicatives. L’intégrité matérielle d’une pendule ne peut être indéfiniment maintenue pas plus que les initiés du billard en dehors de la salle de jeu. Notre focale se dérègle dans les changements perpétuels du monde et il nous faut l’ajuster. Le langage du XIVe siècle ne serait plus adapté à décrire les situations du monde contemporain, si nous n’avions que lui, inventer de nouveaux mots serait utile !
Il nous faut alors démocratiser la pratique de l’abduction et dé-réifier nos catégories d’usages en acceptant l’incertitude inhérente aux situations d’ interdépendances. Abandonner l’idée qu’il existe dans l’absolu des choses que l’on peut considérer comme des externalités. Cela peut se traduire par la mise en place de stratégies d’adaptations, plutôt que de se hasarder à des prédictions en s’accrochant à des catégories mises en sursis.
Nicolas Salerno, 2024
Remerciement à Hélène, Avel, Raphael et Emilie pour la relecture
Référence et bibliographie :
- Montevil 2019a: Possibility space and the notion of novelty : from music to biology
- Montevil 2019b : Measurement in biology is methodologized by theory
- Giuseppe Longo, Le cauchemar de Prométhée
- Carlo Rovelli, Helgoland
- Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques
- Expérience et Nature, John Dewey